Antonine Karzof venait d'avoir dix-neuf ans ; les violons du bal donné à l'occasion de cet anniversaire résonnaient encore aux oreilles des parents et amis ; la toilette blanche, ornée des traditionnels boutons de rose, n'avait pas eu le temps de se faner, et cependant mademoiselle Karzof était en proie au plus cruel souci.
Les rayons d'un pâle soleil de printemps éclairaient de leur mieux le salon vaste et un peu sombre où l'on avait tant dansé huit jours auparavant ; le piano ouvert portait une partition à quatre mains qui témoignait d'une récente visite, - mais Antonine ne pensait ni au soleil, ni à la musique ; elle attendait quelqu'un, et ce quelqu'un ne venait pas.
La petite pluie fine qui rayait le ciel depuis le lever du jour cessa enfin; un rayon d'or jaune enfilant le sombre couvert des hêtres pénétra au fond de la grande bergerie. Les béliers enfouis jusqu'au jarret dans la haute litière, que, tout en broutant la provende matinale, ils avaient, recouverte de trèfle vert arraché aux crèches, levèrent la tête vers le rayon et poussèrent un bêlement d'appel.
À ce signal, les brebis pleines et nourrices se levèrent précipitamment en ployant leurs genoux, et, d'un seul bond, la moitié du troupeau se présenta à la claire-voie qui ferme la bergerie. Les derniers venus grimpaient sur les autres pour aspirer la tiédeur du soleil, et les maîtres béliers durent repousser d'un coup de frontal plus d'un indiscipliné sorti des rangs.